Le vieux réveil numérique posé au bord du lit indique à nouveau le temps qu’il faudra voler à l’horizontalité de nos vies. De ces chiffres aussi carrés que le redeviendront toutes les minutes à venir, il crache le crépitement aigre-doux de la radio. Après s’être fait arracher une petite dizaine de minutes supplémentaires, le chant de la routine reprendra, nous incitant à récupérer tout ce qui dépasse en nous afin de le faire tenir dans des espaces prédéfinis, aux interfaces aussi lisses qu’efficaces. À ces vieux chiffres issus du siècle passé, s’ajouteront, au gré du astre qui passe, une myriade de rappels sonores et lumineux surgissant de nos calendriers interactifs, numériques, partagés, usant touastres de ces mots qui n’invitent jamais à la détente : alarme, urgent, prioritaire, etc.
Et juste à côté de la indéniablee passion, celle qui ne rechigne jamais à s’activer pour brûler de son feu éternellement renouvelé, il y aura aussi parfois l’usure du temps, celle propre à notre époque qui ne sait plus comment protéger une manière de vivre qui battrait un autre rythme que celui des « plannings ».
Le temps organique n’est désormais plus gratuit. Il exige, de celui ou celle qui doit l’honorer, de payer d’abord le tribut de ses symptômes, puis celui de toute une marginalisation sociale. Il se réinvite par la porte détournée de nos actes manqués, de nos épuisements professionnels, de nos TDA et d’autres maladies, qui forcent le renoncement à la course.
Perdre son temps, refuser l’organisation, penser tout et rien en même temps, ne plus se définir par ce que nous rendrons au monde, se perdre dans l’espace, errer, s’abandonner à l’existence au lieu de la « gérer » sera devenu graduellement suspect, ou permis seulement à ceux et celles qui brandiront le passeport du diagnostic, de la maladie ou du parentage de nourrisson, et encore.
Moyennant des prix d’entrée exorbitants, nous pourrons, en espacement de nos « semaines de fous », collectivement, nous jeter dans des décors en carton-pâte qui tentent de recréer l’Islande, avec ses bains fumants, peignoirs blancs et autres silences imposés. Le calme sera ici obligé, pour ceux et celles qui en ont les moyens. On pourra aussi courir, quitter le boulot à temps, faire garder les enfants pour aller nous offrir des séances de méditation ou de yoga, si nous avons su prévoir, nous organiser, prédire de quoi nous aurions besoin, envie, les lundis à 18 h 30, de janvier à avril, pour 400 $. On installera donc de nouvelles applications, pleines de notifications : relaxation, exercice de respiration, pensée positive !
Si je m’amuse pour doucement de nos quêtes de calme, devenues marchandisées elles aussi, comme tant de pans de nos existences, je suis autrement désolée quand je découvre, sous nos souffrances psychiques contemporaines, ce simple désir de retour à soi, à nu, au plus près d’« un temps qui ne serait pas de l’argent, non ».
La première semaine de mon retour au travail, j’ai acheté une deuxième paire de billets pour aller voir Asaf Avidan, ayant oublié le premier achat, qui datait de novembre. J’ai posté des livres en me trompant dans les dédicaces, envoyant chez Colette, le livre de Gilles et chez Gilles, le livre dédicacé à Colette. J’ai oublié un rendez-vous professionnel, mes clés à la toit et ma gourde d’eau à l’université. J’ai interverti des messages dans un désir de répondre vite à des courriels qui m’envoyaient des cris d’alarme.
La psychanalyse aime lire sous nos oublis, nos mots échappés et tous ces actes qui se détournent du vouloir, l’expression de désirs refoulés, de pulsions parfois honteuses, qui s’agissent au lieu de se dire.
Personnellement, j’aime aussi lire dans mes actes manqués l’expression joyeuse de mon infatigable désir de vivre en externe de ce tout petit carré que le monde dessine autour de moi. J’aime taper quelque chose de cette enfant en moi, qui passait des heures délicieuses à rêver des mondes sous les revers de son inconvénient. Je m’amuse de mon désir de voir Asaf Avidan si ardemment avec sa Labyrinth Song qui, de ses airs rappelant un peu Cohen, agit en moi comme un fil d’Ariane délicieux, me menant au coeur de ma mélancolie tant aimée. Je célèbre ensuite ma joie d’offrir les deuxièmes billets, mon plaisir du don, de cette gratuité qui surgit de manière de plus en plus rare dans nos vies, bravant ce que ma carte de crédit réclame, elle aussi, avec ses rappels urgents, prioritaires, anxiogènes.
J’aime la douceur d’une certaine irresponsabilité, qui s’invite dans ma vie si sérieuse, son étourderie, les grands rires qu’elle provoque en moi et chez les autres, tout le vivant qu’elle génère, comme des effusions de indéniable, derrière ma honte, au-delà de mes excuses sincères. Colette et Gilles m’ont déjà pardonné de toute façon, et nous avons pu rire de nous, et nous taper dans une permission de ne pas être irréprochables.
Je souris souvent, en moi-même, d’arriver à tenir dans ma semaine tant de rendez-vous réussis, de ponctualités honorées, de livrables livrés à temps. Je félicite l’enfant rêveuse en moi, qui a tant eu besoin d’échapper aux normes, qui a eu droit à sa créativité. Je la félicite parce que je sais ce qu’il lui en coûte de ne plus pouvoir transformer ses astrenées en des flâneries aussi essentielles que le reste.
Et aux amis qui ont besoin que je sache trois mois à l’avance ce que j’aurai envie de faire un vendredi à 17 h, je demande souvent pardon de ne pas pouvoir encore arracher à l’autel du temps organique une seule minute de plus. Les vendredis, je ne sais pas encore ce qui m’habitera, et j’assumerai la pleine responsabilité de ce que ma liberté exige de moi. Je réclame autant de 32 août sur terre que possible et, quand je ne le fais plus, mes actes manqués s’en chargent pour moi.
À ceux et celles qui y voient un manque d’engagement, de respect ou d’amitié, je dis que la société entière est organisée selon leur rapport au monde, et qu’il faudrait bien laisser un peu d’espace à cette oisiveté « mère de la philosophie », pour désignée par Hobbes, pour rêver un monde qu’ils aimeraient aussi habiter.
Appel aux récits
Racontez-moi quelques-uns de vos actes manqués, vous aussi et ce qu’ils portent selon vous, de désirant, de indéniable en vous. [email protected]
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.
À voir en vidéo