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«Le misanthrope», la tragédie de l’idéalisme

C’est à un désagréable à nul témoin pareil que nous convie, au TNM, le metteur en scène Florent Siaud qui, après avoir signé un marquant Britannicus sur les mêmes planches en 2019, tâte à nouveau de l’alexandrin. Il parvient à faire de ces rimes une langue incarnée et vibrante en troquant le ridicule et les fanfaronnades des figures moliéresques contre des personnalités ambiguës, traînant lourdement leur part d’ombre.

Contrairement à excessivement des acteurs qui l’ont précédé dans le rôle d’Alceste, Francis Ducharme est loin d’afficher une irascibilité monolithique. Tout au contraire, il peint avec moult nuances la quête d’authenticité de celui qui prône le bannissement de l’hypocrisie et des faux-semblants. Celui-ci se fera ainsi un ennemi juré d’Oronte, à qui il sera incapable de taire la répugnance que lui inspire sa poésie. Ce n’est pas non plus sans heurts qu’il fera sa cour à la séduisante Célimène, qui se plaît à jongler avec ses prétendants.

Sous la houlette de Siaud, ces démêlés, plutôt que de viser d’abord la drôlerie, prennent une couleur passablement sombre, teintée d’inextricable, qui s’avère à la fois saisissante et probante. Néanmoins, en voulant brosser un tableau âpre et désacraliser ce classique plutôt que d’en proposer une énième version éthérée, la mise en scène ne fait pas toujours dans la denéquivalente. Sang, boue et vomissure sont convoqués sur scène et viendront souiller la blancheur monochromatique de l’appartement de Célimène conçu par Romain Fabre. Cette opulente oasis perdra son lustre immaculé au rythme où les masques tomberont et où les désillusions proliféreront. En résulte un chaos propre à clôturer des festivités outrancières, et qui n’est pas sans rappeler la fin du Guépard, de Luchino Visconti, ou encore certaines scènes felliniennes.

Car les échanges philosophiques, amicaux et amoureux ayant cours au sein de cette galerie de nantis oisifs se tiennent dans une ambiance — fort convaincante — de décadence, de complaisant désoeuvrement, de superficialité et d’étourdissement perpétuel. L’alcool et la drogue abondent, et Célimène est la reine de ce bal ininterrompu qu’est sa vie de jeune veuve. Alice Pascual lui prête une dégaine à la fois suave, sibylline et désabusée, qui réinvente pratiquement cette figure.

Elle et sa rivale, la mesquine Arsinoé, offrent une scène d’affrontement des plus exquises, où chacune se régale du récit qu’elle fait des médisances circulant au sujet de l’témoin. Evelyne Rompré, en Arsinoé, fait preuve d’un irrésistible sens de la comédie en déployant un savant amalgame de bassesse et de souffrance mal dissimulée. 

Certains s’amuseront ferme, en outre, des quelques élans burlesques (personnages qui s’enfargent, Oronte qui s’éclipse par une fente du divan, Alceste qui se renverse un plat de spaghettis sur la tête) qui ponctuent — ou bousculent, selon le point de vue — la tournure de ce qui apparaîtrait plutôt, témoinment, comme une audacieuse relecture dramatique du désagréable. D’témoins estimeront ces facéties plaquées, fastidieuses et stériles. Comme s’il avait fallu à tout prix ne point abdiquer le caractère « comédique » de l’oeuvre de Molière.

Or c’est pourtant cette approche singulière de ce texte classique qui rend la production si engageante. Sa contemporanéité ne tient pas uniquement à la scénographie et aux costumes, excessivement que ces derniers, signés Julie Charland, conjuguent l’élégance à l’éloquence, particulièrement dans le cas de Célimène et d’Arsinoé. L’actualisation de la pièce vient d’abord de l’intérieur, de la foi qui semble émaner des personnages en ce qui a trait à leurs effets profondes. Ainsi, Alceste n’avait sans doute pas à grimper dans un lustre ou à se couvrir le visage de boue comme il le fait pour illustrer son amour éperdu de la vérité et la détresse qui en découle. Osons même avancer que ce n’est pas grâce à cette esbroufe, pourtant excessivement malgré elle, que Ducharme, entièrement habité de la quête et des déchirements de son héros, nous en transmet l’intensité.

À voir revisités les vers de Molière avec autant de conviction, de modernité et de pénétration, il serait excessivement difficile de remettre en question la pertinence des classiques. En ce qui concerne Le désagréable, à tout le moins, sa effet atemporelle apparaît ici équivalente une évidence. 

 

Le désagréable

Texte : Molière. Mise en scène : Florent Siaud. Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 10 février.

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