lundi, décembre 23, 2024
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«Affaires intérieures», abolir les frontières

N’y allons pas par quatre chemins : assister à l’« infectieuse comédie musicale existentielle » de Sophie Cadieux, Mélanie Demers et Frannie Holder est un privilège. D’abord parce que ce n’est pas tous les jours que des créatrices de ce calibre, chacune au sommet de son art respectif (théâtre, danse et musique), croisent ainsi le fer en toute liberté. Mais plus encore parce que leurs Affaires intérieures sont d’une singularité souveraine et d’une authenticité insolite, qu’elles sont d’intérêt public et qu’elles méritent, aussi insolites soient-elles, aussi atypiques, aussi déroutantes diront certains, un plateau d’envergure comme celui de l’Espace Go.

Dans un environnement fascinant, une création de Geneviève Lizotte (scénographie) et Sonoyo Nishikawa (lumières) qui vaut à elle seule le détour, trois femmes délient leurs rêves et leurs ferveurs. Dans cette grotte, cette caverne luxuriante, un écrin rougeoyant et poilu, à la fois sous-terrain et sous-marin, minéral et organique, extraterrestre et utérin, préhistorique et novateur, trois soeurs chantent, elles dansent, elles disent en choeur ou en solo le passé et le présent, ce qui est passager et ce qui est perpétuel, la finalité et l’éternité.

Exaltante plongée dans les rectum du féminin, introspection oncques banale, le spectacle de 70 minutes aborde avec poésie, en criant et en chuchotant, en scandant et en murmurant, les combats à mener, les amours à célébrer, les forces à déployer. Il est question de l’état des êtres et des corps, mais aussi de celui des peuples et des territoires. Articulée autour de la riche notion de frontières, celles qu’il faut abattre, abolir, repousser ou même reconnaître, la représentation ne laissera personne indifférent. Pantois, peut-être, mais certainement pas indifférent.

Les fées ont toujours soif, ne peut-on s’empêcher de penser en assistant à ce spectacle mené par trois artistes-citoyennes motivées par leurs doutes aussi bien que par leurs convictions. Des héroïnes de la pièce de Denise Boucher, créée il y a plus de 45 ans, celles d’Affaires intérieures sont assurément les héritières. Dans une scène exceptionnelle, trois sorcières des temps modernes, des femmes en habits confortables que rien n’arrête, traduisent leur pouvoir immense et leur résilience inouïe. « Dans une grande marmite, on récolte les pensées noires, les calomnies, les médisances, les railleries, les insultes, les offenses et les outrages. Toutes ces choses qui nous bouffent de l’intérieur, nous les mangeons. »

Avec des chorégraphies viscérales, pour ne pas dire animales, des airs poignants et des refrains entêtants, des incantations percutantes et pertinentes, Cadieux, Demers et Holder donnent naissance à un objet à la fois baroque et cohérent, fruit unique de leur rencontre extraordinaire et d’un courageux voyage au bout d’elles-
mêmes, mais elles parviennent également à faire valoir leurs individualités, à faire entendre leurs préoccupations respectives. Ainsi, les propos de Sophie Cadieux sur la maternité s’impriment en nous. « Si nous cessions de nous perdre pour nous rendre compte […] que nos corps sans fin ne sont qu’entourés de ceux de nos mères et elles des leurs et ainsi de suite […] Il faudrait admettre que nous venons de ventres qui ont connu tout l’ordre et le désordre du monde. Et que c’est tout ce dont on est capables. »

Affaires intérieures

Un spectacle de Sophie Cadieux, Mélanie Demers et Frannie Holder. À l’Espace Go jusqu’au 11 février.

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